Inde, pays de l’innovation sous toutes ses formes

Agra © Xavier Drouet

L’actualité météorologique, économique et politique de l’Inde au cours des dernières semaines nous rappelle que, fort d’une population de 1,326 milliard habitants et d’un territoire de 3,287 millions de km2, ce sous-continent asiatique occupe désormais une place incontournable sur l’échiquier économique planétaire.

Avec un PIB de 21 326 milliards de dollars en 2021 l’Inde est , d’après le FMI, la 6ème puissance économique mondiale grâce à sa croissance soutenue (8 % en 2021) et une démographie robuste qui lui permettrait de devenir (selon les Nations-Unies) le pays le plus peuplé du monde à l’horizon 2030.

Inde : Diversité et Contrastes

Si l’Inde fait partie des rares pays au monde ayant connu une croissance économique forte et continue pendant trois décennies (1991-2019), son développement social n’a pas évolué à la même vitesse. Cette prospérité a produit des îlots de richesse dont les effets d’entraînement se font attendre faute du redistribution effective. Deux tiers de la population indienne vivent dans la pauvreté : 68,8% des indiens gagnent moins de 2 dollars par jour, et plus de 400 millions de personnes sont dans l’extrême pauvreté avec un revenu inférieur à moins de 1,25 dollar par jour.

Paradoxalement l’extraordinaire croissance démographique de l’Inde, ajoute de la difficulté à son développement en consommant 2 à 2,5 % de son PIB chaque année avec une population dont la moitié a moins de 25 ans.

La progression exponentielle du PIB, multiplié par 6 au cours des dernières années, n’a pas été suffisante pour répondre à des faiblesses structurelles patentes : difficulté d’accès à des ressources élémentaires (eau, électricité), taux d’illettrisme de plus de 25 %, pollution, collecte et traitement des déchets insuffisant, etc..

Malgré toutes ces difficultés, l’Inde, a connu d’incontestables succès au cours des dernières années. Lancée en 2003, la campagne Shining India s’est matérialisée par la réussite de quelques grands capitaines d’industrie, par le développement d’une classe moyenne consumériste parallèlement à la maîtrise de capacités technologiques nouvelles (notamment dans les secteurs du nucléaire, du spatial, de l’automobile ou encore dans les biotechnologies).

La stratégie indienne de conquête technologique prend ses racines dans une ambition de rayonnement et de souveraineté marquée par l’indépendance obtenue en 1947. Les investissements dans des secteurs à fort contenu scientifique (défense, aérospatiale…) ont tiré vers le haut les systèmes éducatifs et industriels qui ont permis l’essor récent et visible de l’industrie des TIC notamment dans la région de Bengalora.

Ces technologies prennent aussi leur source dans les disciplines de la connaissance très anciennes en Inde que sont, par exemple, les mathématiques (le nombre zéro est une invention indienne) et la physique (hydrologie, cosmologie…).

Le dynamisme des indiens et leur agilité à répondre à l’adversité par différents process d’innovation ont aussi eu un effet déterminant.

Innovation en Inde

Elle est entraînée par deux moteurs

-la volonté d’affirmation sociale dans un système très stratifié par le système des castes, dans une lecture de l’innovation, consistant à transformer créativité en valeur, 

-la vision humaniste du retour vers la société, de la redistribution des biens acquis qui coexiste avec cet individualisme marchand. La créativité est alors au service de causes au profit des populations pauvres, des campagnes, et des grandes causes sociales telles que l’agriculture, l’alimentation ou l’assainissement. L’innovation frugale, ou Jugaad innovation, trouve là un terreau fertile.

Technologie et conquête d’un marché immense et fragmenté

L’Inde a courageusement tenté sa chance dans le champ des nouvelles technologies. Elle s’impose maintenant comme l’un des principaux hubs d’innovation dans le monde. En quelques années l’écosystème d’innovation indien s’est constitué et réuni plus de 60000 start ups et 100 licornes.

Cette spectaculaire évolution s’explique par la volonté du pays de devenir une plate-forme technologique majeure, d’une part et par un marché intérieur en forte croissance dans lequel on trouve plus de 300 millions de consommateurs à haut pouvoir d’achat, d’autre part.

Les start-ups indiennes qui trouvent d’abord un soutien local par des financement publics et privés se tournent, avec succès, vers des investisseurs internationaux, qui leur donnent les moyens de d’ élargir leur marché et d’accélérer leur développent

Des pépites se font un nom partout dans le monde, à l’image de Housing.com, une plate-forme immobilière en ligne basée à Mumbai, a levé 90 millions de dollars auprès, notamment, du géant des télécoms japonais SoftBank Group. Autres success-stories : la plateforme Redbus, qui permet d’acheter des billets de bus sur le net, ; Ola (ex Olacabs), plateforme de réservation de taxis ; Zomato, plateforme de réservation de restaurant ; Byju’s, plateforme éducative en ligne et fournisseur de services éducatifs ; BigBasket, e-commerce…

Bengaluru, “Silicon Valley” indienne

Dans ce paysage bouillonnant d’innovation sur le modèle occidental, Bengaluru (Bangalore) s’affirme comme la capitale indienne de la tech et s’impose dans le Top 5 des centres technologiques mondiaux.

La ville s’est engouffrée dans le secteur des hautes technologies depuis les années 1990. Elle accueille désormais près de 25 % de l’écosystème des start-ups indiennes, ainsi que les sièges sociaux de la plupart des géants nationaux du secteur, comme la société d’informatique Infosys, dont la capitalisation boursière vient d’atteindre 100 milliards de dollars, la société e commerce Flipkart racheté 16 milliards de dollars par Walmart en 2018 ou encore la société de services IT Wipro, qui emploie 180.000 personnes.

Jugaad : Innovation pour tous et par tous

En Inde l’innovation au service des plus pauvres et «faire de son mieux avec moins » est une réalité assumée et inévitable dans tous les secteurs économiques. Les Indiens ont toujours eu recours à l’improvisation et au « système D », mieux connue sous le nom hindi de Jugaad, pour trouver des solutions efficaces aux problèmes.

Aujourd’hui, cette innovation frugale alimente des marchés ignorés par l’innovation « classique » et l’Inde en est devenue le pôle et exporte ses créations aux pays occidentaux.

Produit issus de créations frugales

Le réfrigérateur sans électricité de l’entreprise indienne Mitticool qui fonctionne par évaporation de l’eau permet de conserver les aliments périssable en milieu rural isolé. Plus de 10000 exemplaires ont été vendus.

VNL Limited a développé une antenne-relais qui irrigue des zones rurales en téléphonie mobile . WorldGSM™ est le premier système mondial de communications indépendant du réseau électrique à être commercialisé avec succès. Il fonctionne à l’énergie solaire et ne nécessite aucun groupe électrogène diesel. Son système de livraison et de déploiement est simple et peut être pris en charge par des travailleurs locaux sans formation ce qui explique le succès de sa commercialisation

La société indienne First Energy mis au point un fourneau qui comprend un dispositif de micro-gazéification et un combustible à base de biomasse à cuisson commercialisé sous le nom d’Oorja.

Gramateller est un distributeur de billets à très faible consommation d’énergie, fonctionnant à l’énergie solaire. Il a été conçu par la société indienne Vortex en partenariat l’Institut indien de technologie de Madras. Des banques de premier ordre, dont la State Bank of India, met les distributeurs fabriqués par Vortex au service de ses clients en zone rurale.

Ces exemples ne sont qu’un échantillon des innovations Jugaad qui émergent partout dans le monde maintenant.

On notera que tous les produits de l’innovation frugale n’ont pas connu le succès commercial : la Nano, micro-voiture low-cost produite par Tata, a des ventes confidentielles (quelques dizaines de milliers d’exemplaire par an). Ce fiasco de la première Nano ne s’expliquerait pas par la suppression de fonctionnalités comme la direction assistée, mais lorsque l’on questionne les indiens au sujet de cette voiture, les clients potentiels répondent que son apparence lui donne air « cheap » qu’il n’apprécient pas…

Services frugaux

Dans les service l’innovation peut tout simplement relever du mode d’organisation de la chaîne d’approvisionnement ou de prestations IT.

-l’innovation frugale peut être appliquée au service de la santé, pour exemples l’Arvind Eye Care System qui propose une chirurgie ophtalmique à bas coût et à grande échelle, des maternités abordables gérées par Life Spring, qui proposent des soins de santé maternelle de qualité à des prix de 30 à 40 % inférieurs à ceux du marché.

-autre domaine, les services financiers frugaux : la société Eko s’appuie sur la connectivité en matière de télécommunications et l’infrastructure bancaire pour étendre ses services bancaires sans agence au citoyen lambda grâce à ses guichets (points de vente chez les commerçants), les clients peuvent ouvrir des comptes d’épargne, déposer ou retirer des espèces, envoyer des fonds dans tout le pays, recevoir des fonds de l’étranger, créditer leur forfait mobile ou payer de nombreux services. Un simple portable à bas coût permet de réaliser les transactions entre les détaillants et les clients. 

-Certains de ces services relèvent parfois d’un environnement spécifique et, en tant que tels, ne peuvent être reproduits ailleurs ; ainsi, les Dabbawalas, porteurs de gamelles de Mumbai (immortalisés dans le film Ritesh Batra « the lunchbox ») ne se sont jamais exportés vers d’autres villes indiennes, alors qu’ils sont considérés comme un modèle particulièrement efficace de gestion de la chaîne d’approvisionnement des repas au bureau.

L’innovation Jugaad a franchi les frontières

Largement répandue dans des entreprise industrielles ou de services (on pense inévitablement à la Logan de Renault), l’ingénierie frugale qui a été transféré en Occident est aussi applicable aux dispositifs médicaux. Ainsi l’Inde et l’Université de Stanford ont mis en place une initiative de bio-conception (Stanford–India Biodesign Project, SIBDP) en 2007 qui a donné lieu à la mise au point de nombreux produits. : un dispositif intégré de réanimation néonatale, une méthode sure et non invasive de dépistage de déficiences auditives chez les nourrissons, un dispositif économique d’immobilisation des membres en cas d’accident de la route et une solution de substitution aux intraveineuses difficiles en cas d’urgence médicale.

Les multinationales ont vite compris la valeur marchande de l’innovation frugale. General Electric a développé un électrocardiographe portable (GE MAC 400) d’1,3 kg qu’elle vend au prix d’environ 1 500 dollars E.-U., contre 10 000 dollars et 6,8 kg pour un modèle courant. Après avoir validé le succès initial de son produit en Inde, General Electric a exporté cette technologie vers sa maison mère aux États- Unis.

Quelles ressources pour l’innovation Jugaad

Si ces exemples démontrent la pertinence de cette forme particulière d’innovation « bottom-up » le dispositif de soutien à l’émergence de petites et moyennes entreprises indiennes qui l’ont adopté reste à inventer au-delà des dispositifs de micro-crédits, en leur donnant, par exemple, un meilleur accès à des apports de fonds propres et de quasi-fonds propres, les prêts concessionnels et d’autres types de capital-risque.

Innovation publique, administrative et sociale

En Inde, l’État est innovant lui aussi. Il a lancé en 2009 le développement la plateforme India Stack, qui impulse la transformation de nombreuses industries, en particulier l’industrie financière fondée sur une décision politique avant-gardiste: « la politique de l’interfaces de programmation d’applications (API) ouvert » qui impose à toutes les grandes plate-formes technologiques construites par le gouvernement d’ouvrir des API pour permettre à tous de tirer parti de ces données pour lancer de nouveaux produits et services. Cet ensemble d’API est composé de plusieurs couches:

-Aadhaar est la couche identitaire. Cet identifiant unique à 12 chiffres est attribué à chaque résident indien et stocke leurs données biométriques et démographiques.

-e-KYC (Know Your Customer), facilité par Aadhaar, permet aux entreprises d’authentifier leurs clients en ligne. Il donne une preuve d’adresse et une preuve d’identité.

-e-Sign est un mécanisme de signature numérique de documents qui est légalement accepté et rendu possible par Aadhaar e-KYC.

-L’interface de paiements unifiée (UPI) est la couche de paiement, qui permet le transfert de fonds entre les banques à l’aide d’un identifiant unique. 

Avec avec l’India Stack, il ne faut pas plus de 2 minutes pour demander un prêt, les citoyens n’auront plus besoin de se rendre dans une banque pour obtenir des services financiers,etc..

L’interface de paiements unifiée est vraisemblablement le saut technologique le plus radical que la Fintech a connu à ce jour. Elle rend le paiement plus facile et moins coûteux, offrant de réelles perspectives pour l’inclusion financière de la population en Inde. Fin 2021, 95 % de la population a un numéro Aadhaar, on comptabilise déjà un total de 67 milliards d’authentifications et l’on enregistre 2,8 milliards d’opérations bancaires par mois.

Le gouvernement indien « start-up » a organisé un Hackathon pour les développeurs afin d’utiliser pleinement le potentiel de l’UPI et développer de nouveaux produits et services.

Ces technologies prometteuses Aadhaar et l’UPI font partie de la campagne Digital India lancée par le gouvernement indien pour permettre à chaque citoyen indien d’être connecté grâce aux nouvelles technologies. Un projet de cette envergure n’a jamais été vu en Inde auparavant. L’initiative est aussi déclinée pour connecter les zones rurales avec les réseaux internet à haut débit et pour améliorer l’éducation numérique en Inde.

Malgré ses capacités de financement de de la recherche et de l’innovation (moins de 1 % du PIB), l’Inde nous démontre que la diversité de ses processus d’innovation ont largement contribué à son extraordinaire développement.

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4 thoughts on “Inde, pays de l’innovation sous toutes ses formes”

  1. Xavier DROUET nous offre une analyse très pertinente des processus d’innovation en Inde, notamment ceux qui rentre dans le cadre de «l’innovation frugale » et qui mériteraient d’être déclinés au niveau national…l’Inde est donc une belle source d’inspiration

  2. Comme à l’accoutumé c’est brillant , synthèse à laquelle j’ajouterai les DABBAWALA illustrant au mieux le concept Jugaad bien avant que celui ci n’émerge. Merci ++. phlev.fr

  3. Merci pour toutes ces infos. Effectivement, on n’est pas toujours au courant de ce qui se fait là-bas. On aurait peut-être quelques leçons à retenir.

  4. O desenvolvimento que busca uma “ocidentalização” repentina pode levar a um descontrole em que a vulgarização do crescimento se confunde com desenvolvimento. Onde isso pode chegar? Bem, não tenho a resposta, mas sei que ocidentalizar não significa felicidade.
    Será que uma sandália de couro é menos importante do que um carro, ou o inverso? O contexto é muito difícil, implicaria em uma análise que vai muito além de ter o carro ou ter a sandália. Portanto, se imaginarmos que um país (que conheço apenas por livros, artigos e imagens), pode se tornar outro baseado apenas em quinquilharias eletrônicas, que torna seus habitantes dependentes e consumidores de novidades, pode não ser uma saída e sim uma prisão. O assunto é complexo e necessariamente precisa ser mais bem discutido, não sou um especialista, apenas mais uma das pessoas que conhecem pouco a Índia e um pouco do Ocidente.

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