Smart-cities : solutions ou problèmes ?

Les smart-cities sont présentées comme le moyen de renouveler et moderniser les villes. Pourtant le développement des premiers démonstrateurs est laborieux et cette nouvelle organisation urbaine n’est que partiellement appliquée dans un millier de villes de grande taille à travers le monde. La diversité des services, toujours plus réactifs, que les smart-services proposent aux citadins interpelle sur le ratio coût-efficacité ainsi que la sécurité du déploiement massif d’objets et de process numériques et questionnent sur leurs effets sur la vie sociale au sein des villes grandes ou petites.  

Depuis toujours les villes s’implantent, se développent et s’adaptent aux besoins de leurs habitants en utilisant la géographie de leur emplacement, en traçant les principaux axes de circulation et en aménageant les lieux publics avec les savoirs architecturaux et techniques disponibles en leur temps. Outre leurs fonctions vitales (protection et défense, échange et commerce…) les villes apportent à leurs habitants des espaces et des services très divers : transports, (telé)communication, distraction, administration, vie démocratique, etc.. 

Au cours des deux derniers siècles la population urbaine a explosé. Les villes représentaient moins de 5% de la population mondiale en 1800 (environ 1 milliard d’habitants). Le cap de 50 % a été franchi en 2008 avec 3,4 milliards de terriens urbains et l’on estime qu’en 2050, ce pourcentage passera à 70% (pour une population totale de 10 milliards de personnes).

Les villes grossissent et beaucoup d’entre elles sont devenues des agglomérations voire des métropoles : en 2018 on compte plus de 600 villes de plus d’un million d’habitants réparties sur tous les continents. Les ville changent : en s’étalant, elles nécessitent une organisation vaste et complexe qui modifie la vie quotidienne autant que les relations entre les hommes et les femmes qui y vivent et/ou qui y travaillent.

Des villes “smarts” au concept de smart-city

Les villes fonctionnent avec de multiples réseaux publics (transports, eau, gaz, électricité, élimination des déchets, etc). Leur bon fonctionnement et l’amélioration de leur capacité à répondre aux besoins de la population n’aurait pas été possible sans mesures régulières et méthodiques qui ne datent pas d’hier : relevés de consommation d’électricité dès la fin du XIXème siècle, comptage de véhicules au début du XXème siècle. Plus récemment l’informatique est utilisée, à partir de la fin des années 60, par l’administration des villes autant que par les activités qu’elles rassemblent (systèmes bancaires, commerces…). Le développement de l’automatisation des services et de la communication instantanée suivra : métro sans conducteur (VAL de Lille en 1983, premier métro entièrement automatisé du monde), vélos en libre service (Copenhague passe le cap des 1000 bicyclettes en 1995), information des automobilistes en temps réel par téléphone en 1996 (“Bison futé” en France).

Le concept de «smart-city» est lancé en 2005 par Bill Clinton à l’occasion d’un défi lancé par sa fondation à l’entreprise Cisco Systems qu’il avait appelé à “développer des plans de décongestion des villes, à commencer par San Francisco, Séoul et Amsterdam” afin de “diminuer les émissions de CO2 et économiser à la fois pour les citoyens et les communautés locales”.

Ce concept qui alimente le débat sur l’organisation et les fonctionnalités de la vie urbaine depuis près de 15 ans est traduit en français “ville intelligente”, on pourrait aussi parler de “ville numérique durable”, “ville interactive”, “ville 2.0”.

La CNIL en donne cette définition : « La ville intelligente est un nouveau concept de développement urbain. Il s’agit d’améliorer la qualité de vie des citadins en rendant la ville plus adaptative et efficace, à l’aide de nouvelles technologies qui s’appuient sur un écosystème d’objets et de services. Le périmètre couvrant ce nouveau mode de gestion des villes inclut notamment : infrastructures publiques (bâtiments, mobiliers urbains, domotique, etc.), réseaux (eau, électricité, gaz, télécoms) ; transports (transports publics, routes et voitures intelligentes, covoiturage, mobilités dites douces – à vélo, à pied, etc.) ; les e-services et e-administrations ». 

Un tour d’horizon mondial et un focus sur la France montre qu’il y a une grande diversité des smart-cities 

Quelques villes intelligentes “nouvelles” sont sorties de terre ou s’apprêtent à voir le jour. 

Songdo, en Corée du Sud est implantée sur 610 ha et a été construite sur un terrain gagné sur la mer Jaune. Ce projet pharaonique (35 milliards de dollars) a été défini, planifié et financé dans le cadre d’un partenariat public-privé lancé en 2003. Son «intelligence» gère la circulation et le stationnement des véhicules en temps réel, adapte l’éclairage public ou la consommation d’eau et d’énergie en fonction de la demande. Un système de collecte de déchets les prélève directement dans les bâtiments pour les acheminer par aspiration dans des canalisations vers le centre de tri pour recyclage ou incinération. A Songdo la qualité environnementale est une priorité : pistes cyclables omniprésentes, stations de recharge pour véhicules électriques en grand nombre, taxis fluviaux, bâtiments couverts de toits végétaux et de panneaux solaires, systèmes de récupération des eaux de pluies dans les nombreux espaces verts…

Dans cette ville essentiellement constituée de gratte-ciels tout est hyper-connecté, surveillé, organisé. Insuffisamment humaine, cette “smart-city modèle” manque pourtant de charme et d’espaces de convivialité et elle peine à attirer des habitants alors que ses concepteurs-financeurs espèrent le décliner ailleurs en Asie (Inde, Chine, Viêt Nam).

Masdar, dans l’émirat d’Abou Dabi (E.A.U.), affiche comme objectif de ne pas produire d’émissions de carbone, de pollutions ni de déchets, en misant sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique (architecture bioclimatique, habitations compactes, navettes autonomes électriques guidées par satellite). Destiné à attirer 50 000 habitants et 1500 entreprises ce projet en plein désert a été lancé en 2006. En dépit des 15 milliards d’euros d’investissement, Masdar City est encore en travaux pour plusieurs années et sa partie habitable ne compte que quelques centaines d’habitants. Pour les entreprises qui s’y sont installées c’est un laboratoire grandeur nature qui leur permet aussi de faire la promotion de leurs «smart-innovations».

Xiongan, est la ville rêvée par Xi Jinping, actuel président de la Chine, qui veut désengorger Pékin en y délocalisant des administrations et des entreprises d’État. C’est un concept de smart-city verte, modèle de développement éco-responsable, pensé pour accueillir 6 millions d’habitants d’ici 2035. Annoncés en 2017, les travaux ont commencé il y a quelques mois et les premiers résidents devraient s’installer dès 2020. Un quartier témoin fait de bâtiments à taille humaine peut être visité avec des navettes autonomes. L’omniprésence la vidéosurveillance et la volonté de recourir de façon systématique à la reconnaissance faciale pour accéder aux services publics inquiète à cause des risques avérés d’exploitation à outrance des données privées. 

Malgré une débauche de moyens et un volontarisme impressionnant, le succès de ces projets de smart-cities « intégrales » n’est pas (encore ?) assuré : l’attractivité d’une ville ne se décide pas sur plan. Toutefois ces projets ont le mérite de servir de démonstrateur technologique (en particulier en terme de qualité environnementale) et de pointer les dangers de la privatisation de l’espace public et/ou d’une surveillance intrusive de la population.

De nombreuses villes déploient le concept “smart-city” sur une partie de leur territoire ou une partie des services à leur population

Singapour est sans doute la “Smart City” la plus en avancée au monde Dès son indépendance en 1965 cette cité-état de 719 km² s’est dotée d’un plan stratégique pour piloter son développement avec une gestion rigoureuse de ses ressources. Parmi les initiatives ont été mises en place on note 

  • l’optimisation de gestion de réseau électrique grâce des compteurs intelligents et une éducation des usagers sur leur consommation
  • le système de surveillance constitué des 110 000 lampadaires de la ville couverts de capteurs et de caméras qui permettent d’observer la ville en temps réel, de renforcer sa sécurité, de fluidifier le trafic, de mesurer la qualité de l’air, d’avertir en cas de danger, de repérer tout désagrément ou objet intrus dans l’espace public. Les données sont disponibles en ligne sur la plateforme « Virtual Singapore ». Une partie des informations alimente aussi une carte interactive à l’usage des citoyens et une partie des données est accessible au secteur privé.

A Barcelone, des infrastructure optimisées ont été conçues pour et avec les citoyens. Les transports en commun ont été repensés à partir d’une analyse des trajets effectués par les habitants chaque jour. Un système de feux rouges intelligents a été mis en place pour prioriser la circulation des véhicules d’urgence. Une application sur smartphone a été développé pour localiser les places de parkings disponibles. Les ordures sont collectées par un système pneumatique constitué via un réseau de tuyaux souterrains.

Outre sa volonté de répondre aux attentes de des habitants, Barcelone promeut la participation citoyenne et la démocratisation numérique avec le site Web “Barcelona Digital City” qui favorise l’inclusion des usagers peu ou pas familiers des technologies numériques et encourage l’expression des citoyens sur une plateforme expérimentale “ouverte, sécurisée et gratuite” pour y proposer des idées afin que leur viabilité soit testée.

Rio de Janeiro a mis la priorité sur la gestion des risques naturels. Avec un réseau de caméras st de capteurs maillés en carrés d’un kilomètre de coté, son Centro de Operações Rio (COR) anticipe les glissements de terrain avec 48 heures d’avance ce qui permet de prévenir leurs effets meurtriers notamment dans les favelas.

En France, 27 communes, communautés d’agglomération ou métropoles développent des services intelligents et 15 d’entre elles ont moins de 250 000 habitants. Il y a des projets à Paris, Grand-Lyon, Marseille, Bordeaux-Métropole… et aussi à Béthunes, Dijon-Métropole, Issy les Moulineaux. Leurs réalisations portent sur l’Open data, le Wifi public, les smartgrids, les plateformes participatives, l’analyse des données, les transports autonomes, l’éclairage public intelligent, l’internet des objets, le stationnement intelligent, la 5G, la collecte intelligente des déchets…

A travers ces exemples il apparaît qu’une smart-city est le plus souvent une ville qui maîtrise ses dépenses énergétiques et optimise ses ressources, facilite les transports de toute nature, partage ses données informatiques, développe l’e-administration. associe le citoyen à ses décisions… Bref une ville hyper-connectée, qui observe et analyse puis s’améliore pour faciliter la vie de ses habitants. On voit aussi qu’il n’y a pas un UNE « smart-city » , mais DES villes qui ont des enjeux et territoires différents, une maturité technologique inégale que le « smart » peut adresser différents processus dont l’intelligence repose autant sur la technologie que sur la mise en œuvre nouveau contrat social collectif . 

Et le citadin, quelle « smart-city » veut il ?

La ville numérique peine à convaincre les Français et les smart-cities arrivent en dernière position des types de ville où ils souhaitent vivre (Enquête de l’Observatoire société et consommation – novembre 2017). La ville connectée ne séduit pas toutes les populations : l’attente porte plus sur une « ville nature » que sur un démonstrateur technologique.

Si les nouvelles technologies apportent certainement plus de performance, elles ne doivent pas faire oublier aux décideurs des ville quelles ne sont pas le seul moyen de gagner en efficacité. 

La gestion de la cité méthodique, humaine et prévoyante impose d’examiner les projets en fonction de ce qu’ils apporteront réellement aux habitants avant de choisir telle ou telle solution sophistiquée. Par exemple :

  • estimer le potentiel de réduction de la production des déchets avant d’équiper les poubelles de capteurs qui permettent d’optimiser les tournée de collecte;
  • évaluer les possibilités de télétravail (à domicile ou dans des espace partagés) et d’intermodalité des transports avant de déployer un dispositif complexe d’amélioration du trafic (qui risque d’entraîner un afflux de véhicules et de nouvelles congestions).

L’intelligence peut aussi être transversale » afin de (re)créer du lien social, en facilitant l’entraide et la solidarité et la communication entre les habitants (autrement que par écrans et claviers interposés) et en prévenant l’isolement des personnes vulnérables grâce aux services où les technologies numérique sont un moyen et non un but en soi. 

Cela peut aussi favoriser une large participation à la vie politique comme l’a fait la commune de Saillans (1.200 habitants) avec une plateforme numérique simple d’emploi.  

L’approche « user-friendly » est indispensable pour favoriser la démocratie participative comme les smart-cities projettent de le faire. Information, pédagogie et vulgarisation sont indispensables pour que les citadins se sentent véritablement et largement concernés. Au regard des faibles taux de votants (moins de 10%) aux budgets participatifs des grandes villes on peut penser qu’il y a encore du travail…

Les smart-cities et leurs objets connectés sont cyber-vulnérabes 

D’après un rapport publié par Forrester Research, il y a encore beaucoup faire pour pour réduire les fragilités numériques des villes hyper-connectées et la faiblesse de leurs process de sécurité. 

La surface d’attaque d’une ville intelligente est immense, compte tenu du nombre et de l’éparpillement des matériels connectés ainsi que de leur maturité parfois limitée (cryptage ou authentification insuffisants, négligences dans les mesures de confidentialité). De plus certains objets ou systèmes connectés anciens ne peuvent pas être sécurisés faute de pouvoir faire à distance les mises à jour idoines. Last but not least procédure de gestion de crise et de remise en marche sont sommaires, quand ils existent.

Les cyberattaques contre l’internet des objets de villes connectés peut entraîner de graves conséquences, comme des pannes d’électricité généralisées, le sabotage d’unités de traitement des eaux, des infections par des ransomwares d’ordinateurs désorganisant les services d’urgence des hôpitaux, ou la paralysie du système d’information de l’administration municipale (En juin 2019 à Baltimore, une cyberattaque a obligé la municipalité à mettre hors réseau plus de 10 000 postes informatiques pour enrayer l’infection).

Le développement de la ville intelligente n’a de sens que si les donneurs d’ordre exigent que les failles soient continûment prévenues et que toute la chaîne des risques soit prise en compte, qu’ils soient techniques ou humains.

La menace d’atteinte aux libertés individuelles existe

Alors que les projets plus ou moins ambitieux ne cessent d’émerger, les oppositions se manifestent. Mi-septembre 2019, l’association La Quadrature du Net a lancé, avec la Ligue des Droits de l’Homme, la campagne Technopolice pour résister à la mise sous surveillance totale de nos villes et de leurs habitants. Le manifeste Technopolice dénonce la reconnaissance faciale par traitement automatisé des flux vidéos (Paris, Toulouse, Valenciennes), le déploiement de micros dans l’espace urbains (Saint-Etienne), la reconnaissance des émotions dans l’espace public urbain combinée à l’interconnexion massive de bases de données et la surveillance des réseaux sociaux (Marseille, Nice). 

Bien qu’on puisse la juger excessivement provocatrice, cette résistance rappelle l’enjeu majeur de toute “smart-city” porte sur les données qu’elle va traiter après les avoir accumulées via d’innombrables capteurs et caméras qui peuvent mesurer presque tout sur tout en temps réel : comportements des habitants ; intensité du trafic des automobiles, cyclistes ou piétons ; consommations énergétiques, informations administratives…  

Si l’opposition frontale au développement des villes intelligentes est contre-productif, le questionnement sur l’usage qui est fait des données et la prévention des excès est salutaire quand on en connaît les possibles dérives. Avec de l’intelligence artificielle couplée à la reconnaissance faciale, de nombreuses villes chinoises « notent » leurs habitants en fonction de leur comportement avec un système de « débit-crédit » social qui conduit à l’interdiction de prendre le train si l’on a mangé dans le métro (Pékin) ou à l’attribution d’un examen médical annuel gratuit si l’on est bien noté (Qinghuangdao).

Les innovations de la ville intelligente ne doivent pas faire une exploitation abusive, privée ou publique, des informations personnelles disséminées dans un enchevêtrement de données massivement enregistrées et brassées par des algorithmes multiples.

Small “smart” is beautiful !

L’intelligence n’est pas réservée aux métropoles internationales ou aux grandes agglomérations. Le “smart” peut être aussi appliqué dans des villes moyennes où résident 25 % des Français ou même dans des bourgs en milieu rural. 

Les villes moyennes (20 à 100 000 habitants) ont commencé à déployer les technologies nécessaire pour mener une stratégie « smart-city » adaptée à leurs besoins avec une attention particulière pour l’aménagement numérique (connexion haut débit), l’e-administration, la mobilité, le gestion des réseaux et l’inclusion numérique. A Agen (35.000 habitants) les données publiques de la ville ont été ouvertes aux usagers, associations, citoyens, entreprises ; parallèlement une plateforme dédiée à la solidarité et la lutte contre l’exclusion à été mise en place. De nombreuses autres villes moyennes utilisent des outils « smart » : Arras, Beauvais, Béthunes, Boulogne-sur-Mer, Cahors, Martigues, Vannes… 

Les petites villes ne sont pas en reste. Dans de la Creuse, la Nièvre ou la Lozère, des espace communaux de travail partagé, connectés au réseau via la fibre optique et la 4G, ont été ouverts et équipés. S’il n’y a pas de révolution technologique dans ces initiatives elle n’en répondent pas moins une demande des habitants. N’oublions pas que ce type de “smart” silencieux et modeste peut rendre des services inestimables !

Alors que nous sommes entrés dans l’ère du smart depuis plus dune décennie, les villes intelligentes commencent à être reconnues. Les efforts pour promouvoir le concept ont encore une portée limitée car leurs avantages, en terme d’efficacité, de développement durable et de qualité de vie ne profitent pas encore à tous au sein d’une même ville. La protection des données et la sécurité des système hyper-connectés dans lesquelles elles sont traitées doivent rester une priorité dans les processus qui les mettent en commun pour l’intérêt collectif. 

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